Atelier Tuffery, l’une des stars du salon MIF 2023 (Made In France) est un pionnier de la confection depuis 1892 en Lozère. Histoire de passion et de savoir-faire qui traverse désormais cinq générations. Voyage aux origines du jean français. (MIF expo 2023. Hall 3 du parc des expositions de la Porte de Versailles. Jusqu’au 12 novembre).
Sur les hauts plateaux qui dominent la vallée du Tarn, au petit matin, voici venu le temps de garnir la cuisinière à feu continu avec du petit bois puis des bûches pour réchauffer la maisonnée toute entière. De loin en loin, sur le Causse Méjean, entre les parcelles de forêt aux feuillages mordorées de l’automne, des panaches de fumée sont autant de signes de vie dans ce terroir d’élevage déshérité, dépeuplé, éloigné des lumières des villes. Le temps est clair. Après dissipation des brumes matinales, la journée sera belle. En contre-bas, dans une échancrure creusée par la rivière, à Florac-Trois Rivières, l’atelier Tuffery est à son pic annuel de production. C’est qu’il faut contenter les fans de la marque, au temps doré mais mesuré des fêtes de fin d’année. Et pourtant, à l’intérieur de cet atelier embelli, agrandi, l’effervescence manufacturière semble apaisée, maîtrisée. De grandes baies donnent sur le paysage et distribuent la lumière de cette bien belle journée d’automne. Cette ouverture sur le monde, ce regard des ouvrières posé dehors n’existent jamais dans les ateliers de confection aux murs aveugles.
La balançoire de la salle de repos
Au premier étage de ce beau bâtiment moderne, voici encore la salle de repos, immense, relaxante sous sa magnifique charpente en bois, ses sièges design pour se délasser et même une balançoire. « Au nom de quel principe, le bien-être au travail et le confort moderne seraient-ils réservés aux seuls employés des entreprises de la start up nation ? Les ouvriers de la confection et plus généralement des manufactures méritent tout autant le babyfoot et le hamac pendant leur temps de pause » s’exclame Julien Tuffery, cinquième génération, devenu avec son épouse Myriam en 2014, les chefs d’orchestre hyperactifs, inspirants, inspirés de cette saga familiale de cette tribu qui coupe, qui pique, qui coud, qui surjette et habille depuis 1892.
Il venait d’avoir dix-huit ans
Date à laquelle, l’ancêtre Célestin Tuffery, entrepreneur visionnaire et précoce –il venait d’avoir dix-huit ans comme dans la vie de Dalida- a lancé une première série de vêtements en toile indigo de Nîmes. C’était pour habiller avec des pantalons et des vestons de travail inusables, les rudes ouvriers des chantiers de chemin de fer dans la région. Depuis la mode est sorti des rails. Et la famille a entretenu ce précieux capital industriel en terre d’élevage, pour la viande, le lait, les fromages et la laine, au fil des ans, traversant les orages et les dépressions. En 2014, la saga donne le sentiment de marquer un pas définitif. En boutique, les jeans mondialisés se vendent à petit prix. Un industriel tunisien est aux aguets.
En mode « la vérité si je mens ».
Il promet de racheter, de conserver la marque en mode « La vérité si je mens » et de relocaliser la production dans ses propres usines au nord du Tunis. C’est alors, au bord du précipice, que le miracle se produit. Il s’appelle « cinquième génération de Tuffery » : Julien et son épouse Myriam. Ils ont trente ans, des CV d’ingénieurs, promis l’un comme l’autre à un très brillant avenir professionnel de cadre dirigeant. Ils se jettent dans le vide. Après un bilan très fouillé de la situation économique, commerciale, numérique de la maison, ils abandonnent sur le champ le tuning socio-économique, la vie dorée de cadre dirigeant à Perpignan, avec leurs bonus, leurs véhicules de fonction.
Ils remontent à Florac, pour sauver l’enseigne et la légende. Ils débarquent avec leurs bagages, leur culture à du marketing, leur maitrise des nouvelles technologies, des nouvelles techniques de commercialisation et surtout une renversante agilité sur les réseaux sociaux. Et soudain, la machine redémarre. Tuffery ressort de l’eau. Trois ans plus tard, le vieil atelier du centre-ville de Florac, développé dans une ancienne école claque sa porte et ses volets. Il est remplacé par un nouvel espace moderne sur l’autre rive du Tarn.
le miracle de la cinquième génération
En septembre dernier, l’extension, portée sur deux milles mètres carré est inaugurée. C’est une bien belle bâtisse en pierres avec de grandes baies vitrées pour que la lumière de ce beau pays puisse traverser les entrailles de cet atelier -boutique. Et les pierres elles-mêmes raconte le scénario géologique de ce pays d’en haut. « On a utilisé le calcaire des Causses, le schiste pour la Margeride et le granit, plus des poutres et des planches de chataîgnier du pays. Il eut été bien plus facile, plus rapide et surtout moins coûteux d’ériger un simple entrepôt en forme de boîte à chaussures comme on peut en croiser des centaines dans les zones d’activité de notre pays. Mais, nous, nous faisons différemment et pour longtemps, avec par exemple du chauffage ou de la climatisation selon les saisons par le sol » détaille encore Julien. Toujours, il met en avant les conditions de vie au travail. « Parce que le made in France, c’est aussi une éthique et une manière de fabriquer, vertueuse, respectueuse, attractive pour trouver les trente couturières ou employés et surtout pour les conserver » poursuit Myriam aussi habitée par la mission que Julien son mari et père de leurs deux petits enfants. Ensemble, ils ont aussi bien vite transformé l’atelier en destination touristique avec des visites guidées par les salariés formés. Et les retombées sont instructives depuis le démarrage de ce programme en juillet dernier. « Sur le visage des ouvrières, j’ai lu, leur propre bien-être. C’est en tout cas ce que j’ai perçu » rapporte comme habitée elle-même cette dame de haute Savoie, surprise par cette découverte. Tombée par hasard sur cette idée de visite à l’office du tourisme, elle est rentrée dans sa vallée de Chamonix avec une bien belle histoire à raconter sur le « fabriqué français » montré, démontré expliqué, pendant le temps nécessaire à piquer des ourlets de pantalon.
Le yoga des Tuffery.
Dans l’atelier de Florac, la journée commence à peine. C’est l’heure de la sacro-sainte séance de yoga. Pendant quinze minutes, tous pratiquent des assouplissements des poignets et des articulations pour prévenir le risque sérieux de troubles musculo-squelettiques qui menacent les opératrices sur les machines à coudre. Même Jean Jacques, Tuffery de la quatrième génération, (le père de Julien) participe à cette séance avec grande assiduité… Sauf le mardi, sanctuarisé pour ses randonnées et l’accompagnement de la sixième génération des Tuffery.
Le pantalon de Guy
Plus au sud, au cœur de la France des Métropoles, voici, la boutique éphémère de Tuffery, installée dans le plus bel espace commercial de la place de la Comédie de Montpellier.
Au premier étage, une fois par semaine en novembre se tiennent des passionnantes conférences qui réunissent les tailleurs, les tricoteurs de l’industrie textile, leurs fournisseurs, des producteurs de laine du Causse, du lin, du Chanvre qui sortent des prairies françaises. Les participants à ces colloques sont déjà convaincus. Au rez de chaussée, c’est l’effervescence commerciale sur un léger filet de sonate pour plusieurs violons. Il faut trouver la taille. Guy, 84 ans, vient de sortir de la cabine d’essayage. Guy est un gars retraité pétri de nostalgie avec de la suite dans les idées. Quelques jours tôt, il a débarqué pour passer commande d’un jean sur mesure avec » path déph ». Il aurait sans doute apprécier un écrin musical plus rock’n roll, mais il est aux anges dans ce nouveau pantalon qui le ramène à sa vie de jeune adulte des années soixante-dix. Cet investissement lui donne une nouvelle vitalité pour arpenter ce qui lui reste comme chemin de vie. « Nous sommes heureux et fiers d’avoir ainsi pu exhausser le rêve de Guy, vieux de cinquante ans » déclare Julien qui a fait de cette affaire une belle histoire très commentée sur son compte Linkedin, là où la nouvelle légende de Tuffery s’écrit au jour le jour, sans jamais perdre le contact avec ceux d’en haut, de Florac, du Causse qui tôt le matin font fumer les cheminées . Eux ne parviennent toujours pas à traduire le concept de Black Friday en français ou en patois des Cévennes. Audacieux et respectueux du prix du travail, chez Tuffery, on ne solde pas les jeans qui ne meurent jamais.